- Nouvel Observateur
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- De la persécution
à l'extermination
- L'engrenage du génocide
- Quand la décision
de la solution finale a-t-elle été prise? Par qui?
Etait-ce un projet prémédité de longue date?
Qui savait? Les Alliés auraient-ils pu arrêter le
génocide? Le grand historien britannique répond
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- Le Nouvel Observateur.
Comment l'Allemagne nazie est-elle passée de la
persécution des juifs au génocide?
Ian Kershaw.
L'élimination des juifs est au cur de la conception nazie
du monde. Dans une lettre de septembre 1919, Hitler dit déjà
que l'«éloignement» (Entfernung) des juifs
doit être le but ultime de tout gouvernement national.
Il doit être atteint par un programme raisonné reposant
sur une législation ségrégationniste, mais
aussi sur une expulsion des juifs d'Allemagne. Il n'avait rien
contre les pogroms, mais il n'y voyait qu'un «antisémitisme
passionnel» alors qu'il défendait un «antisémitisme
rationnel». Prétendre que, dès cette date,
il envisageait une extermination pure et simple serait abusif.
Mais, pour Hitler, les juifs étaient à la fois
responsables de la Première Guerre mondiale, de la révolution
bolchevique et du capitalisme de Wall Street. La mentalité
génocidaire est déjà présente dès
1924 dans «Mein Kampf». Hitler, hanté par
l'humiliation de la défaite de 1918, y explique que si,
dès le début de la Grande Guerre, on avait gazé
10000 «Hébreux», le sacrifice des vies allemandes
aurait été évité.
N. O. Dans les années 1930, la politique nazie
a d'abord consisté à expulser les juifs d'Allemagne,
à les forcer à émigrer
I. Kershaw. Oui. Il s'est agi d'un processus de radicalisation
croissante. A partir de 1939, avant même l'éclatement
du conflit, les nazis ont pensé que la guerre aboutirait
à l'annihilation physique des juifs. Mais ils ne savaient
pas encore comment. L'expansionnisme allemand provoque la conquête
de nouveaux territoires à forte population juive. 3 millions
pour la seule Pologne! Que faire de ces juifs? On envisage la
création d'une «réserve» en Pologne.
Mais il n'y aurait pas assez de place. On projette de les déporter
à Madagascar, ce qui implique une mortalité massive
et relève à l'évidence d'une volonté
génocidaire. Mais l'Angleterre a la maîtrise des
mers, et l'idée est abandonnée. Pendant l'hiver
1940-1941, alors que l'Allemagne prépare l'opération
Barbarossa (l'attaque contre l'Union soviétique, qui sera
lancée en juin 1941), on examine la possibilité
d'une déportation des juifs dans les régions arctiques
de l'URSS, à l'issue d'une victoire que les Allemands
imaginent encore rapide. Soumis à un travail forcé
dans des camps, les juifs finiraient par mourir d'épuisement
ou de malnutrition. Les quelques survivants seraient tués.
L'idée d'une extermination accélérée
n'apparaît que lorsque l'Allemagne se révèle
incapable de vaincre rapidement l'Union soviétique.
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- N. O. L'extermination
systématique d'un groupe humain avait déjà
été expérimentée avec celle des handicapés.
C'était le projet T4
I. Kershaw. La décision d'euthanasier les handicapés
mentaux et physiques a été prise directement par
la Chancellerie du Führer. Les organisateurs avaient des
bureaux au 4, Tiergartenstrasse, à Berlin, d'où
le nom de «projet T4». Ce projet, lancé en
1939, a commencé avec la décision de mettre fin
aux souffrances d'un enfant gravement handicapé et a ensuite
pris une ampleur typique de la surenchère nazie. Cet enfant,
dont le nom était Knauer, vivait près de Leipzig.
Sa famille a sollicité par écrit l'autorisation
de Hitler pour pratiquer une euthanasie. Hitler accepte. Dès
l'été 1939, on envisage d'étendre cette
pratique à tous les patients des asiles, considérés
comme des bouches inutiles, «indignes de vivre».
A l'automne, Hitler donne secrètement au chef de la Chancellerie
du Führer, Philipp Bouhler, et à son médecin
personnel, Karl Brandt, l'autorisation écrite (sur son
propre papier à lettres et signée de sa main) de
lancer le programme d'euthanasie. Il aboutit à la mort
de 70000 à 90000 personnes au moins et prend fin tout
aussi secrètement l'été 1941, après
les protestations de l'évêque de Münster. Mais
T4 a permis d'expérimenter des méthodes d'extermination,
notamment le gazage au monoxyde de carbone, qui vont bientôt
être employées pour l'extermination des juifs dans
les camps de Pologne. A l'automne 1941, les principaux responsables
du projet T4 sont dépêchés en Pologne orientale,
dans la région de Lublin, pour mettre sur pied le premier
camp d'extermination du secteur: Belzec. Avec la création
de deux autres camps de la mort, Sobibor et Treblinka, Belzec
formera à partir de l'été 1942 l'Aktion
Reinhard, ainsi appelée en hommage à Reinhard Heydrich:
c'est le plan d'extermination de tous les juifs de Pologne.
N. O. Avant cela, les Einsatzgruppen ont procédé
à des massacres massifs de juifs sur le front de l'Est
I. Kershaw. En effet. Dans le cadre de la préparation
de l'attaque contre l'URSS, on a créé quatre «détachements
spéciaux» des forces de police, comptant un total
d'environ 3000 hommes. Ils suivent l'avancée des troupes
allemandes en Union soviétique avec pour mission de «neutraliser»
c'est-à-dire anéantir tous les groupes
susceptibles de constituer une menace pour le régime nazi,
notamment les juifs. Dès les premiers jours de l'invasion,
les Einsatzgruppen raflent et tuent tous les juifs de sexe masculin
dans les villages conquis. Et puis d'un seul coup, fin juillet
ou début août 1941, ils se mettent à massacrer
également les femmes et les enfants. Cette dimension nouvelle
des meurtres de masse fait suite à une série de
rencontres entre Himmler et Hitler dont nous ignorons la teneur
exacte, mais qui semble avoir abouti à une radicalisation
brutale du génocide. Dès septembre 1941, on tue
plus de femmes que d'hommes. La décision de cette escalade
a sans doute été prise fin juillet et transmise
oralement en août par Himmler aux chefs des SS. Au même
moment s'intensifie l'envoi dans ces régions de bataillons
de police, car les premières unités n'auraient
pas suffi pour commettre de tels massacres. Ils raflent les juifs,
les rassemblent dans un endroit isolé et les mitraillent.
Mais Himmler n'est pas satisfait. La méthode qui
aboutit à la mort de centaines de milliers de personnes
démoralise les meurtriers. On signale des cas de
dépression nerveuse et d'alcoolisme. Himmler lui-même
assiste à l'une de ces tueries, en août 1941 près
de Minsk. Eclaboussé de sang, il est pris de nausée.
Il convient donc de trouver de nouvelles méthodes d'extermination,
plus rationnelles, et qui resteraient secrètes. Pendant
l'été 1941, on envisage de convertir des camions
en chambres à gaz en utilisant les gaz d'échappement.
La technique a déjà été employée
en Pologne en 1940 pour des «euthanasies». A l'automne,
on règle les «questions techniques». En décembre,
on expérimente la méthode sur des juifs dans la
localité polonaise de Chelmno. Puis on se met à
édifier des installations permanentes à Belzec,
destinées au gazage par monoxyde de carbone, comme lors
du programme T4. On passe dans les mois suivants au génocide
programmé, en décidant d'éliminer tous les
juifs présents en Europe occupée à partir
de l'été 1942.
N. O. A quel niveau ont été prises ces
décisions?
I. Kershaw. L'idée que le génocide se
serait produit à l'insu de Hitler est tout bonnement absurde.
Il a été impliqué à chaque étape
du processus: le boycott des commerces juifs en 1933, les lois
discriminatoires de Nuremberg en 1935, les pogroms de 1938 Jusqu'en
1945, il n'a cessé de répéter sa fameuse
«prophétie» de 1939 où, pour le sixième
anniversaire de son arrivée au pouvoir, il prédisait
qu'une guerre aboutirait non à la destruction du Reich,
mais à celle de la communauté juive tout entière.
La décision d'imposer le port de l'étoile jaune
aux juifs allemands (18 août 1941) n'a pu être prise
que par Hitler, et c'est bien ainsi que tout le monde l'a compris
à l'époque.
N. O. Vous écrivez pourtant dans votre biographie
de Hitler qu'il s'est un temps opposé à la déportation
des juifs du Reich
I. Kershaw. Oui, c'est vrai jusqu'à l'été
1941. Hitler considérait en effet les juifs comme des
otages garantissant la neutralité des Etats-Unis. Et il
espérait encore une victoire rapide sur l'URSS. Dès
que la guerre serait gagnée, il comptait déporter
vers l'Est tous les juifs du Reich. Mais dès le mois d'août
le conflit s'enlise. En août 1941, Staline déporte
au Kazakhstan et en Sibérie environ 600000 Allemands établis
dans la vallée de la Volga depuis le xviiie siècle.
Les dirigeants nazis pressent Hitler de prendre des mesures de
représailles. De plus, certains gauleiters (gouverneurs)
n'ont qu'une hâte: se débarrasser des juifs encore
présents sur les territoires qu'ils contrôlent,
sous prétexte qu'il s'agit de saboteurs, d'espions, d'ennemis
de l'intérieur ou qu'ils occupent des maisons où
l'on compte reloger des citoyens allemands dont les habitations
ont été détruites dans les bombardements
A la mi-septembre, face à ces pressions conjointes, Hitler,
après une nouvelle entrevue avec Himmler, accepte donc
la déportation vers l'Est des juifs du Reich: ceux d'Allemagne,
d'Autriche et de Tchécoslovaquie.
N. O. Selon vous, une rencontre décisive entre
Hitler et Himmler se tient le 16 septembre 1941 dans le quartier
général du Führer en Prusse. Que s'y est-il
passé?
I. Kershaw. C'était une réunion secrète.
Il n'en existe aucune trace écrite. Mais dès le
18 septembre Himmler informe le gauleiter de Pologne occidentale,
Arthur Greiser, que Hitler a décidé de déporter
les juifs présents sur le territoire du Reich. Greiser
doit donc s'attendre à voir arriver 60000 juifs sur le
territoire qu'il administrait, alors que lui-même n'a pas
été autorisé à déporter «ses»
juifs en Pologne méridionale. Le principal ghetto local,
à Lodz, est déjà surpeuplé. On lui
concède donc le droit de se débarrasser des juifs
«inaptes au travail». C'est ainsi qu'en décembre
1941 on se met à utiliser pour la première fois
les camions de gazage. Encore une fois, tout se fait par étapes,
dans une surenchère progressive aboutissant au génocide.
Au cours de la conférence de Wannsee, le 20 janvier
1942, il est décidé de déporter vers l'Est
les juifs «aptes au travail». Ceux qui ne mourront
pas d'épuisement seront tués.
C'est une étape supplémentaire vers le génocide
total. Mais à ce stade il n'existe pas encore de programme
génocidaire global. Même pour les juifs de Pologne,
il ne démarre qu'au mois de mars 1942. Au printemps est
ordonnée la déportation des juifs slovaques (les
premiers non-originaires de Pologne ou d'Union soviétique)
vers les camps d'extermination, notamment Auschwitz-Birkenau.
En mai-juin, la politique d'extermination est étendue
à toute l'Europe nazifiée.
C'est vers juillet 1942 que l'extermination devient totale, avec
la déportation des juifs d'Europe occidentale occupée.
C'est la dernière étape vers la solution finale.
N. O. Paradoxe: Hitler proclame sa volonté d'éliminer
les juifs, mais sa mise en uvre, elle, doit rester secrète
I. Kershaw. Hitler avait le goût du secret. Dès
janvier 1940, il avait avisé ses services de ne dire aux
gens que ce qu'ils avaient besoin de savoir. Et puis, malgré
l'antisémitisme endémique en Allemagne, peu d'Allemands
nourrissaient envers les juifs des intentions génocidaires.
Pour la plupart d'entre eux, le massacre de dizaines de milliers
de femmes et d'enfants, le recours aux chambres à gaz
auraient paru inacceptables. En 1943, à propos de l'extermination
des juifs, Himmler, ministre de l'Intérieur du Reich,
déclare à des dirigeants SS: «C'est une page
glorieuse de l'Histoire qui n'a jamais été écrite
et ne le sera jamais.» C'est l'un des rares cas où
il évoque explicitement l'extermination des juifs, y compris
des femmes et des enfants, expliquant qu'ainsi la «race
juive» ne pourrait plus se reproduire. Hitler, lui, n'en
parlait jamais explicitement. Dans cette horrible déclaration,
Himmler exhortait les SS à s'endurcir face au spectacle
des cadavres et prétendait que jamais les SS ne tireraient
un profit matériel de la situation. C'est un mensonge
éhonté: en fait, ils rackettaient massivement les
déportés. Himmler ajoutait que l'extermination
était une tâche terrible mais nécessaire,
que ses auteurs pouvaient en être fiers. Contrairement
à Hitler, qui n'a jamais visité un camp d'extermination,
Himmler est allé plusieurs fois à Auschwitz. Il
a été impressionné par l'efficacité
de la machine d'extermination et en a félicité
les responsables.
-
N. O. Quand les Alliés ont-ils su de façon
certaine qu'il s'agissait d'une extermination de masse? Est-il
pertinent de leur reprocher de ne pas être intervenus pour
faire cesser cette barbarie?
I. Kershaw. Les premières informations concernant
des massacres de juifs en août 1941, interceptées
par les services de renseignement britanniques qui déchiffrent
les dépêches allemandes, fournissent la preuve du
massacre de milliers de juifs. Mais elles ne suffisent pas à
donner une vision d'ensemble du génocide. Ensuite, pendant
l'été 1942, les gouvernements britannique et américain
reçoivent un télégramme de Gerhart Riegner,
représentant du Congrès juif mondial en Suisse.
Ce texte dévoile l'existence d'un programme d'extermination
de masse. Churchill et Roosevelt, selon toute vraisemblance,
en ont connaissance.
- La Chambre des Communes
rend même hommage aux juifs assassinés.
Ces informations sont prises très au sérieux par
les Alliés. Mais certains demeurent sceptiques quant à
la fiabilité des informations venant de Pologne. Même
si elles révèlent l'existence de massacres à
grande échelle, les Alliés ne saisissent ni l'ampleur
ni la réalité concrète de cette mécanique
d'extermination. Ce n'est qu'une fois la guerre terminée
qu'on appréhendera le génocide dans toute son horreur.
Quand, en août 1944, les avions de reconnaissance américains
prennent des photos de Birkenau, on ne sait pas les interpréter.
Les Alliés bombardent certes Monowitz, cette grande installation
industrielle située à quelques kilomètres
seulement d'Auschwitz. Mais c'est un objectif militaire: Monowitz
produit du pétrole synthétique.
Les Alliés auraient-ils pu bombarder les installations
d'extermination et interrompre ainsi le génocide? C'est
possible, mais on peut douter de la réussite d'une telle
opération. Les avions bombardiers n'étaient pas
capables d'une telle précision. Au demeurant, pour Roosevelt
et Churchill, la fin du génocide n'était pas une
priorité.
La priorité, c'était la victoire et l'écrasement
de l'Allemagne nazie qui entraîneraient la fin du génocide.
- Propos recueillis par
Agathe Logeart
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- Transcrits et traduits
de l'anglais par Jamila et Serge Chauvin
- Né en 1943, Ian
Kershaw est l'un des grands spécialistes du nazisme.
Il enseigne l'histoire contemporaine à l'Université
de Sheffield. Il est notamment l'auteur de «Qu'est-ce que
le nazisme?» (Folio-Gallimard, 1997) et de la monumentale
biographie «Hitler» (2 tomes, Flammarion, 2000),
qui fait désormais autorité.
-
- Agathe Logeart
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- Les Tsiganes
- Il est très difficile
de dénombrer précisément les Tsiganes victimes
du nazisme. Les évaluations oscillent de 90000 à
250000 morts.
21000 ont été déportés à Birkenau
à partir de février 1943. Hommes, femmes et enfants
n'étaient pas séparés et vivaient dans un
camp à part. Beaucoup sont morts du typhus. En mai 1944,
il reste 6000 Tsiganes, qui se révoltent lorsque l'ordre
est donné de les liquider. Certains sont envoyés
vers d'autres camps de concentration. 3000 sont gazés.
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